Entretien croisé entre Pierre-Yves Lagarde, conseil auprès des dirigeants, sur le temps long de la structuration patrimoniale et Ronan Lajoux, avocat spécialisé en M&A et private equity, conseil auprès des mêmes dirigeants, mais dans le temps plus court et plus intense des processus de cession ou d’investissement. Cet échange résulte d’une formation FAC & ASSOCIES, à laquelle a également participé David PARENT, notaire spécialiste de la transmission, qui interviendra dans la seconde partie de cet entretien.
NE PAS SORTIR DU 1ER CERCLE DES CONSEILS AU MOMENT DÉCISIF DE LA CESSION DU PATRIMOINE PROFESSIONNEL
Les dirigeants rendent liquides leur patrimoine professionnel de plus en plus tôt. Ils font intervenir à cet effet de nouveaux conseils, banquiers d’affaires, fonds d’investissement et avocats spécialisés. Quels sont les leviers des conseils historiques et de long terme (métiers du patrimoine, experts-comptables, notaires, … ) pour rester indispensables, au moment où le calendrier s’accélère et les enjeux financiers explosent ?
Le dirigeant ne meurt plus dans son entreprise
Pierre-Yves Lagarde : Depuis quelque temps, je suis frappé par une tendance de fond : mes clients dirigeants vendent tout ou partie de leur entreprise de plus en plus tôt. À 40, 45 ou 50 ans, parfois même avant, ils se retrouvent confrontés à des opérations de cession ou d’ouverture du capital. C’est une nouvelle donne pour nous, conseils patrimoniaux de long terme. Et c’est dans ce contexte que j’ai commencé à collaborer avec toi Ronan. Le positionnement du cabinet Jeausserand Audouard, un cabinet ultra spécialisé et leader de son marché, qui accompagne les dirigeants et entrepreneurs, et non les fonds, est particulièrement précieux pour nous. Nous avons les mêmes clients.
Ronan Lajoux : Je suis complètement aligné Pierre-Yves, cette dynamique est très nette. On voit aujourd’hui
une véritable multiplication des opérations d’ouverture du capital. Et les objectifs poursuivis varient : certains veulent réorganiser le capital social, associer leurs salariés via des mécanismes comme les actions gratuites ou les BSPCE, faire entrer un investisseur financier pour soutenir la croissance… ou permettre à un fondateur de dégager des liquidités, sans nécessairement quitter ses fonctions opérationnelles. Les configurations sont multiples, mais toutes s’inscrivent dans des calendriers resserrés et des processus juridiquement et fiscalement très structurés.
- La financiarisation plus précoce et fragmentée du patrimoine professionnel est une mutation avérée, à laquelle le conseiller du temps long doit adapter sa pratique. Pour continuer à jouer un rôle central dans la stratégie patrimoniale de son client, il lui faut coopérer efficacement avec de nouvelles branches du conseil – banquiers d’affaires, fonds d’investissement et avocats spécialisés – tout en veillant à la cohérence globale des décisions prises.
Des temporalités antagonistes s’affrontent
Pierre-Yves Lagarde : Et c’est là que se joue un vrai défi pour moi. Nos temporalités sont très différentes, même si elles s’entrechoquent. Ton univers, c’est celui des opérations de 6 à 18 mois. Le mien, c’est le temps long : organiser la protection, la transmission, optimiser la rémunération dans une trajectoire de 10 ou 20 ans. Quand on parle d’un dispositif comme le Dutreil, par exemple, la logique est à priori complètement différente de celle d’un fonds qui s’inscrit dans une logique de sortie future sans encombre. Mais pour mon client, ces deux logiques coexistent. Alors si je ne parviens pas à comprendre les étapes de l’opération, si je ne suis pas capable d’y apporter de la valeur à ce moment stratégique, je deviens inutile. Et le risque est clair : je sors du cercle restreint des conseils de confiance… au moment précis où mon client devient riche et liquide !
Ronan Lajoux : C’est aussi pour éviter cela qu’on a conçu ensemble cette formation. Elle ne transforme pas
un conseiller patrimonial en juriste spécialisé sur les opérations de M&A et private equity, mais elle lui permet de lire les mécaniques à l’oeuvre, de se positionner dans le bon tempo, et surtout de faire valoir ce que personne d’autre ne maîtrise à sa place : la cohérence patrimoniale du dirigeant.
- Soyons honnêtes : l’architecte du temps long peut rapidement devenir urticant pour des équipes M&A qui travailleront nuits et jours pour sortir un deal le plus vite possible. Premier point d’achoppement classique : les 6 ans du Dutreil. Bien souvent, priorité est donnée au deal, mais sans éliminer les solutions patrimoniales non bloquantes, à cause d’une analyse insuffisamment fine. Tout est une question d’équilibre et dans bien des situations nous arrivons à conjuguer les impératifs de l’opération capitalistique avec les contraintes patrimoniales à long terme.
Pour bien coopérer, il faut comprendre les objectifs et contraintes de l’autre
Pierre-Yves Lagarde : Ronan, peux-tu nous résumer la logique de réflexion que je dois savoir identifier dans ces opérations, sans prétendre évidemment les piloter ?
Ronan Lajoux : Le processus d’ouverture du capital se construit selon une grille de décision structurée, que nous avons simplifiée pour en donner les clés au conseiller généraliste. Il s’articule en trois grandes étapes, qui combinent objectifs stratégiques, outils juridiques et arbitrages économiques.
1. Identifier le ou les objectifs de l’opération
- Générer des liquidités pour un fondateur sans dilution excessive (respiration capitalistique).
- Permettre la sortie partielle ou totale d’un associé.
- Renforcer l’actionnariat salarié ou celui d’un manager clé.
- Financer un nouveau cycle de développement par l’entrée d’un investisseur financier.
- Rééquilibrer la gouvernance.
2. Choisir les instruments adaptés
- Pour les salariés : actions gratuites, BSPCE, stock-options et/ou instruments payants.
- Pour les associés existants : cession, réinvestissement, émission d’actions de préférence.
- Pour les investisseurs financiers : structuration de la gouvernance, répartition de la création
de valeur (management package). - Pour l’ensemble : arbitrage dette/capital, clauses de liquidité, earn-out éventuels.
3. Articuler ces instruments avec les contraintes patrimoniales
C’est ici que le conseil du temps long apporte sa valeur. Par exemple, il vérifiera les effets de l’opération sur la protection sociale et le régime matrimonial. Il étudiera la cohérence du deal avec les projets de transmission ou de donation. Et bien sûr il préparera la répartition future des liquidités.
Le conseiller du temps long enrichit beaucoup son conseil en comprenant la grille d’analyses et de décisions de l’équipe M&A, c’est certain. Mais la réciproque vaut également. Reprenons l’exemple du répulsif absolu, le Dutreil. Il en existe 4 : défensif, offensif, de camaraderie et cynique. Le conseil en M&A améliore également sa pratique en nuançant son conseil avec ces subtilités.
Notre matrice de coopération
Cette matrice résume les principales interactions traitées dans notre formation commune et inspirées par la pratique de dossiers communs.
- Au terme de la deuxième partie de cet entretien, qui intégrera l’éclairage de David Parent, notamment sur l’interposition des différents schémas de donation possible, nous présenterons la matrice de coopération complète entre les conseillers du temps long, les avocats en charge du deal et le notaire spécialiste de la transmission.
Sujets traités
Interventions de Ronan Lajoux
Interventions de Pierre-Yves Lagarde
Applications opérationnelles
Objectif de l’opération
Calibrage juridique de l’opération selon l’objectif (retrait d’un associé, financement, perception de liquidités, fidélisation, …).
Mise en perspective avec les projets personnels et familiaux, économiques et successoraux.
Arbre de décision : typologie des objectifs d’ouverture du capital croisée avec les impacts personnels et familiaux.
Choix des outils juridiques
Sélection et rédaction des instruments (actions ordinaires, de préférence, pactes, management package, etc.).
Accompagnement du groupe familial dans la compréhension et l’adhésion aux instruments choisis.
Réunion familiale : traduction des outils juridiques proposés par l’avocat dans un langage accessible et centré sur la famille.
Arbitrage capital/dette
Structuration économique (entrée en capital vs instruments à taux fixes, earn-out, etc.)
Simulation des effets patrimoniaux sur la trésorerie future et la capacité à transmettre.
Simulateur : projection à 10 ans du cash-flow net après opération, selon les différentes structures capital/dette.
Gouvernance et droits de vote
Aménagement des statuts et pactes pour verrouiller ou rééquilibrer les pouvoirs entre associés.
Réflexion sur les implications à long terme : pérennité du pouvoir, droit de véto, représentation en AG…
Arbre de décision :
• Maîtrise de l’entrée de nouveaux associés.
• Sanctuarisation d’un pouvoir de décision.
• Organisation d’une sortie encadrée…
Actionnariat salarié ou managérial
Choix des dispositifs gratuits et/ou payants(actions gratuites, BSPCE, actions ordinaires payantes, …) et rédaction des actes.
Conseil sur la logique de fidélisation, l’alignement avec les projets de cession, et les incidences sur la valorisation patrimoniale.
Réunion stratégique : point d’arbitrage avec le client pour équilibrer ouverture managériale, maintien du contrôle et partage de la valeur.
Distribution ou conservation des liquidités
Rédaction des clauses de liquidité, gestion des flux en sortie de l’opération.
Organisation des flux via une holding personnelle, dans le patrimoine privé ou selon une combinaison à justifier.
Simulateur : fléchage post-opération des liquidités en comparant les principales options possibles sur le temps long.
Cadre civil et social de l’opération
Anticipation des impacts afin de rediriger le cas échéant vers les conseils idoines.
Vérification des impacts de l’opération sur les patrimoines des époux, le système de rémunération et les régimes de protection.
Checklist : incidences sociales et civiles selon les options possibles de structuration de l’opération.